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La singularité française, jusqu’à quand ?

Dans un système financier, économique, commercial et culturel mondialisé et dans le cadre de l’Union Européenne, la France et les Français peuvent-ils rester singuliers  ? Quels sont les fondements de cette singularité française qui se caractérise à la fois par de fortes spécificités et par un universalisme revendiqué  ?

La singularité française, c’est un État et une Nation anciens, fruits d’une lente construction. C’est une culture encyclopédiste et universaliste héritée des Lumières et de la Révolution Française, avec une conception unique de la laïcité. C’est l’État Providence hérité de décennies de luttes sociales et du Conseil National de la Résistance. C’est aussi la multitude des communes, échelon de proximité de notre organisation administrative. C’est enfin, au plan international, une place particulière dans le concert des nations. …/…

L’histoire de la France est d’abord celle d’une lente et tumultueuse unification territoriale, linguistique et juridique. Depuis la Gaule romaine, le pays se construit autour de Paris et du domaine royal à partir de 987 avec le règne d’Hughes Capet. L’unité et le renforcement du pouvoir central se fait avec Philippe Auguste (1180-1223) puis Philippe le Bel (1285-1314) Après 1532, sous Charles VIII, où la Bretagne est rattachée à la France, et 1860 avec le rattachement de la Savoie et de Nice, les frontières sont définitivement fixées. Seules l’Alsace et la Lorraine sont restées une source de tension entre la France et l’Allemagne. Les identités régionales sont fortes avec une France du Nord marquée par la langue d’oïl et le droit coutumier et une France du Sud avec la langue d’oc et le droit romain. La langue française va cimenter la nation. En 1539, François 1er signe l’ordonnance de Villers-Cotterêts qui impose que les documents officiels soient rédigés en français. Au XIXe siècle, l’unification culturelle et économique se réalise notamment avec les lois scolaires de 1881-1882 et l’essor du chemin de fer, processus parachevé avec la Grande Guerre.

Racines d’un modèle
Les idées des Lumières fondent en grande partie notre culture et notre singularité. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, « dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers » (1751-1772) en est le manifeste philosophique et politique contre l’absolutisme et l’intolérance religieuse. Montesquieu nous a laissé la séparation des pouvoirs et Rousseau, entre autres, les grands principes d’éducation et l’idée selon laquelle la démocratie est la seule forme légitime d’État. Enfin, Voltaire joua un rôle déterminant contre le clergé, dénoncé comme inutile, nuisible et usurpateur. Il fut sans doute le 1er « intellectuel engagé » en mettant sa notoriété au service d’une cause, la lutte contre l’intolérance religieuse et l’arbitraire dans l’affaire Sirven (1760-1771), l’affaire Callas (1761-65) ou celle du chevalier de La Barre (1765-66). Ainsi furent posés les grands principes de notre démocratie et d’une de ses caractéristiques essentielles qu’est la laïcité avec l’émancipation progressive du politique vis-à-vis du religieux. En 1789, l’article X de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen affirme que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Les convictions religieuses sont donc bien des opinions et, à ce titre, critiquables, réfutables et « caricaturables ». En 1790, la Constitution Civile du Clergé impose aux ecclésiastiques le serment de fidélité à la Nation et à la Loi, affirmant ainsi clairement la primauté de l’Etat et de ses lois sur tout groupement particulier de citoyens, sur toute croyance ou dogme. La France a gagné sa sécularisation de haute lutte, parfois dans la violence, comme en témoignent les circonstances de la mise en place de la loi de 1905. La laïcité « à la française » reste une exception dans le monde actuel où la plupart des états conservent une religion officielle ou sont organisés en communautés ethniques ou religieuses.

L’État providence et la protection sociale sont une autre singularité française. Après des décennies de luttes sociales et les avancées du Front Populaire, le programme du CNR, sous l’impulsion d’Ambroise Croizat, débouche sur les ordonnances d’octobre 1945 fondant notre Sécurité Sociale. La France va bâtir un système hybride, solidaire et redistributif, alliant protection universelle et gestion autonome par les représentants des salariés et du patronat selon la formule « de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins ». Le régime général prend en charge les risques maladie, maternité, invalidité, vieillesse, décès et accidents du travail au profit des salariés du secteur privé. Le chômage, à cette époque de plein emploi, n’étant pas un risque social, ce risque n’était pas prévu en 1945. Les allocations familiales bénéficient à la quasi-totalité de la population.

Communes
L’importance de la commune est aussi une singularité française, certains diront une anomalie. On a aujourd’hui moins de 36.000 communes alors qu’il y en avait 44.000 en 1789, héritières des paroisses de l’Ancien Régime. Cet « émiettement » communal est souvent présenté par les technocrates « hors sol » qui nous gouvernent comme un problème. C’est pourquoi, depuis un demi-siècle, l’État s’efforce d’encourager les fusions, avec un succès très relatif. La « loi Marcellin » de 1971 a permis la fusion de 2.000 communes de 1971 à 1977, très peu au regard d’autres pays européens qui ont réduit radicalement leur nombre. Aujourd’hui, il y en a 12.000 en Allemagne, 8.000 en Espagne, 400 au Royaume-Uni… En France, les tentatives de regroupements ont plutôt échoué. La loi du 16 décembre 2010 qui encourage la fusion par le mécanisme des « communes nouvelles », avec des carottes budgétaires à la clé, n’a connu qu’un succès d’estime. L’État encourage parallèlement l’intercommunalité à la fois avec des incitations financières et des mesures autoritaires. La carte des intercommunalités vient d’être redessinée en 2015 avec la loi NOTR (Nouvelle Organisation Territoriale de la République) sur la base minimum de 15.000 habitants, ce qui constitue aussi une incitation à la fusion pour les petites communes si elles veulent exister et compter dans ces intercommunalités XXL. La commune reste un creuset d’identité, un lieu de démocratie de proximité et de lien social. Le maire est d’ailleurs, et de très loin, l’élu le plus apprécié des Français. Au demeurant, peut-on se passer de ce réseau de 500.000 élus locaux, pour la plupart totalement bénévoles, disséminés surtout dans les petites communes rurales, et qui font vivre les territoires ?

Enfin, la France doit gérer l’héritage d’un vaste empire colonial, les DOM-TOM, la francophonie et, depuis 1945, un siège parmi les cinq membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU, assorti du droit de veto. La politique de la France gaullienne, dissuasion nucléaire, solidarité avec les alliés, mais non-alignement sur les États-Unis et autonomie de décision, se traduit par le retrait du commandement intégré de l’OTAN en 1966. Cela a permis à la France de continuer de compter dans le concert des nations avec une voix jusque-là singulière, par exemple en s’opposant à l’intervention militaire en Irak en 2003.

La France a donc une identité propre et son défi majeur est de conserver cette singularité. Face à la mondialisation libérale, à la puissance des marchés financiers, aux injonctions de l’UE, le tout promu par des dirigeants liés à l’oligarchie financière, la souveraineté nationale est bafouée et la protection sociale détricotée. La cohésion nationale et la laïcité sont attaquées, le discours universaliste délégitimé et caricaturé, le communautarisme toléré, voire encouragé. Les communes sont menacées d’asphyxie financière et de disparition par la réduction des dotations, la perte d’autonomie fiscale et l’essor des intercommunalités. Enfin, avec la décision de Nicolas Sarkozy en 2009 (non-remise en cause depuis) de rejoindre le commandement intégré de l’OTAN et de promouvoir une défense européenne, la France perd son indépendance stratégique.

Que restera-t-il demain de la singularité française si le peuple ne reprend pas son destin en mains ?