Tapage 53

La spécificité de la France

Évoquer la spécificité de la France est un exercice bien périlleux pour un néophyte. 
Il faut y aller à tâtons et au moins ne pas lâcher la main de ceux qui ont consacré leur vie à étudier et aimer la France comme Michelet, le premier sans conteste, qui écrivit L’Histoire de France en 17 volumes…

Le grand historien contemporain, Fernand Braudel, se place dans cette lignée lorsqu’il affirme « j’aime la France avec la même passion, exigeante et compliquée, que Jules Michelet », première phrase d’introduction de son ouvrage L’identité de la France. Une troisième référence à citer serait les deux démographes Hervé Le Bras et Emmanuel Todd, auteurs de L’Invention de la France. La singularité de la France, comme tout autre pays, ne peut s’aborder sans différents éclairages (géographie, anthropologie, démographie, sociologie, histoire, économie, sciences politiques etc.), en interactions permanentes pour décrire le pays tel qu’il est devenu et tel qu’il est. …/…

Géométrie

Ce pays nous est familier avec sa forme géométrique hexagonale qui a la particularité d’avoir trois côtés tournés vers la mer et trois côtés adossés à une structure continentale, souvent montagneuse, servant de frontières naturelles. La vocation maritime de la France est à l’échelle de cet hexagone, et explique une attitude tantôt d’expansion, tantôt de repli. L’expansion de la France outre-mer permet de dire aujourd’hui que la nation est présente sur tous les océans du globe, doublant son espace terrestre (1 millions de km²) et décuplant son espace maritime avec 11 millions de km² de Zones Économiques Exclusives (ZEE) sous juridiction française. Nous sommes ainsi devenus la seconde puissance maritime du fait de cet espace octroyé par le droit maritime international. De cette expansion historique résulte un brassage de populations différentes, créoles, polynésiennes, amérindiennes, asiatiques, indiennes, africaines qui font partie de la République une et indivisible. Il en surgit des paradoxes : la plus longue frontière de la France est celle avec le Brésil et notre plus grand espacé boisé est la forêt amazonienne de Guyane. Des éléments inattendus peuvent être cités : la revendication de droits spécifiques des peuples autochtones de l’Amazonie se heurte au refus du principe républicain, l’égalité des droits. L’application de la Directive européenne sur l’eau adoptée en 2000 (recherche du bon état des eaux), transposée en droit français, s’applique tout autant à la métropole qu’aux départements ultramarins aussi divers que le sont les Antilles françaises, la Guyane, La Réunion et Mayotte. En partant d’un hexagone, de politiques maritimes affirmées, d’une République une et indivisible, nous ne savons plus très bien quel est l’objet dont nous parlons, la France métropolitaine avec ou sans ses territoires ultramarins (dont tous, comme l’affirmait à tort le candidat Macron en 2017, ne sont pas insulaires)

Diversité

Nous limiterons notre propos à la France métropolitaine. Comment la définir dans cet espace hexagonal qui s’étend sur 1.000 km d’ouest en est, et autant du nord au sud. La réponse de Fernand Braudel est simple : « Que la France se nomme diversité ». Et l’historien ajoute « l’unité de la France s’efface, cent, mille Frances sont en place jadis, hier, aujourd’hui. Acceptons cette vérité, cette profusion, cette insistance à laquelle il n’est ni désagréable, ni même trop dangereux de céder ». Trois types de relief se rencontrent : massifs anciens, plaines sédimentaires, hautes chaînes de type alpin qui ne font que dégrossir un problème mais sans le résoudre. Le climat s’ajoute à ces diversités premières : continental vers l’Est comme en Allemagne, maritime à l’ouest comme en Angleterre, méditerranéen au Sud comme en Italie et Espagne. D’où bien des complications en songeant à tout ce qui dépend de l’association, climat, sol, relief qui conditionne agriculture, types d’habitat, nourritures, modes de vie, cultures, voies de communication, sources d’énergie ; association en passe aussi d’évoluer (comment ?) avec le bouleversement climatique qui déroule, en rythmes de plus en plus prégnants au fil des années, canicules, pluies incessantes ou au contraire intermittentes mais violentes et dévastatrices.

La France est diversité. Certes l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne le sont également, mais sans la même profusion. La diversité française se décline souvent en vantant le nombre de ses vignobles, de ses fromages, de ses spécialités culinaires. Mais plus encore : Claude Lévi-Strauss comparait les coiffes bretonnes (Sizun, Léon, Carhaix, pays Bigouden, Saint Pol de Léon, Douarnenez, pays Glazik, pays de Fouesnant, Vannes, Nantes, île de Groix, Lorient) à une multitude de totems symbolisant dans la diversité l’homogénéité de la culture bretonne. Fernand Braudel dénombre 37 « pays » gascons, illustrant la personnalité multiple de la Gascogne : l’Armagnac, le Bigorre, la vallée d’Aure, le Médoc, le Couserans, la vallée d’Ossau, la vallée d’Aspe, le val d’Aran, etc. On retrouve tout autant une énumération de pays différents pour décrire la Normandie, entre les riches prairies du pays d’Auge, les forêts des boucles de la Seine, les landes du Cotentin, les bocages de l’Orne. S’il y a des Bretagnes, des Normandies, des Alsaces, des Gascognes, des Provences, cela signifie bien qu’il n’y pas une France mais des Frances. 

Cette diversité française invite au voyage, en évitant soigneusement les autoroutes, pour la voir, en sentir les odeurs, « la manger, la boire » comme l’écrit notre historien de référence, invitation à voyager par les petites routes secondaires, qualifiées comme les plus belles du monde, qui suivent les sinuosités et épousent le langage précis du relief. Hervé Le Bras et Emanuel Todd écrivent en 1981 que la société industrielle, issue des Trente Glorieuses, n’a pas anéanti cette diversité française. Stendhal s’était déjà trompé en 1838, prédisant avec d’autres l’imminente uniformisation des sociétés françaises « toutes les nuances disparaissent incessamment en France. Dans cinquante ans peut-être, il n’y aura plus de Provençaux, ni de langue provençale ».

Une langue ?

À défaut d’unité physique, économique ou sociale, la France n’a pas plus d’unité culturelle. La frontière entre la France d’Oïl et la France d’Oc n’est pas facilement repérable. Sans compter qu’il faut inclure également les langues parlées à la périphérie, que sont le basque, le breton, les dialectes flamand du Nord et allemand de l’Est. Racine pestait de ne plus rien comprendre dès qu’il avait dépassé Valence « je vous jure, écrit-il à La Fontaine, que j’ai autant besoin d’interprète qu’un Moscovite en aurait besoin dans Paris ». À l’échelle locale, se déploie une variété innombrable des patois provinciaux, considérés comme un obstacle à la diffusion des idées révolutionnaires. Les patois sont la langue quotidienne des campagnes, et aussi du peuple dans les villes. L’accent singularise aussi la langue parlée, comme me l’expliquait un Professeur de linguistique d’Aix-en-Provence qui racontait avec gourmandise comment il avait servi d’interprète à la Gare de St Charles de Marseille à deux femmes parlant toutes deux la langue française mais n’arrivant pas à se comprendre, l’une étant marseillaise pure souche employée au guichet de la gare, la seconde une touriste québécoise.

Des territoires

La France est aussi un pays chargé d’histoire que l’on peut ressentir comme si la terre nous parlait ou que nous étions à l’écoute de vibrations, évocation de son passé. Sillonner la Champagne pouilleuse à l’Est de Reims ou la Somme nous pose sur des terres tragiques où des centaines de milliers de soldats ont trouvé la mort durant la première guerre mondiale. La Vendée résonne toujours des affrontements terribles qui assimile ce département à un lieu de guerre civile au moment de la Révolution française et dont les souvenirs restent toujours présents dans le fond des mémoires. Les Cévennes évoquent les guerres de religions, les sanglantes dragonnades à l’encontre des communautés protestantes en Ardèche suite à la Révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV. De nombreuses communes associent dans leur nom le mot « désert », terme précis signifiant pour les protestants la période allant de la Révocation de l’Édit de Nantes à celui de son abrogation par Louis XVI. 

L’histoire est également portée dans les communes par les monuments aux morts dont la diversité illustre celle de nos aïeux. Entre les monuments érigés sous différentes formes à la gloire du sacrifice des soldats morts pour la patrie, existent également des monuments pacifistes comme celui de Gentioux dans la Creuse qui au lendemain de la Guerre 14-18 montre un enfant en blouse d’écolier élevant le poing révolutionnaire et s’exclamant « Maudite soit la guerre ». Est-ce coïncidence que ce village de Creuse soit proche du camp militaire de la Courtine, là où furent déportés en 1917 les soldats russes cantonnés dans le fort défendant la ville de Reims et qui, au moment de la Révolution des soviets, levèrent la crosse et refusèrent de se battre. Ils furent en partie massacrés par les canons des troupes françaises dans ce camp militaire de la Creuse. 

De manière plus légère, la gratuité des routes de Bretagne, notamment aujourd’hui les axes routiers à 4 voies semblables aux autoroutes, est le fruit des négociations de la Duchesse Anne de Bretagne pour le rattachement de la Bretagne à la France, acquise définitivement en 1532. Cette gratuité chatouille actuellement le gouvernement d’Emmanuel Macron qui y verrait facilement un « régime spécial » sans péage, aussi intolérable dans le domaine des transports que le sont pour lui les régimes spéciaux des retraites. A cette référence de la gratuité des routes, Nantes s’exclurait d’elle-même de la Bretagne ayant concédé un péage sur une portion de son périphérique, alors que, paradoxalement, l’une des plus grandes manifestations nantaises revendique chaque année le rattachement de la ville à la Bretagne !

La diversité française ne s’épuise pas. Une autre approche consiste à rechercher ce qui conduit au lien, à l’unité entre des populations aussi différentes que sont l’Auvergnat, le Breton, le Corse, le Flamand, l’Alsacien, le Provençal, le Normand, le Picard, le Berrichon, le Gascon, le Catalan, le Niçois, le Parisien, etc. Certes l’histoire y a contribué. Pour Fernand Braudel, l’unité politique et culturelle de la France aura été l’une des premières à émerger en Europe, pour ne pas dire la première. Le Français est devenu la langue officielle de la République. Si la royauté et la République en ont été les grands artisans, ils n’en furent pas les seuls, d’autres éléments peuvent être pris en compte. L’autarcie ne se rencontre pas, il faut s’ouvrir sur le dehors, ce qui pose la reconnaissance des voies de communication à l’intérieur du pays et les frontières à l’extérieur.

Des échanges

Nous prendrons l’exemple de Roanne décrit par Fernand Braudel comme lieu d’unité et d’échanges entre la Méditerranée, l’Ouest et le Nord de la France, permettant les échanges commerciaux par le Rhône, la Loire et la Seine. Par la vallée du Rhône arrivaient les mille et un produits du Midi, sans compter ceux en provenance d’Italie et du Levant. Partie d’entre eux étaient acheminés par route depuis Lyon jusqu’à Roanne par un transport paysan estimé à quelques 1 800 attelages de bœufs en lente procession, se déplaçant de 14 km par jour. A la veille de la Révolution, le passage de la « montagne » de Tarare relevait de l’exploit pour acheminer les marchandises du Rhône vers la Loire. Depuis Roanne, la batellerie de la Loire ne servait pour l’essentiel que pour la descente du fleuve vers Orléans, Tours, Nantes et St Nazaire. Fabriquées en sapin, des milliers de barques à fond plat y circulaient en évitant la hantise des bateliers, l’échouage sur les dangereux bancs de sable du fleuve. Il y avait également depuis l’océan des centaines de remontées du fleuve avec des bateaux plus résistants, construits cette fois en chêne (les gabares), propulsées lentement par le déploiement d’énormes voiles, utilisant également en appoint le halage. La liaison vers Paris se fera avec l’ouverture du canal de Briare en 1642 qui supprime le recours au voiturage entre la Loire et la Seine. Bien des choses ont changé depuis cette époque et les premières lignes de chemin de fer construites durant la première moitié du 19e siècle ont relié St Étienne à Lyon et St Étienne à Roanne, permettant un moyen plus sûr et rapide de réaliser la jonction entre le Rhône et la Loire.  A l’époque contemporaine, la RN7, chantée par Charles Trenet, emmenant les vacanciers d’été vers les plages du Midi, passe également par Roanne.

Frontières

Quittons ce carrefour central du pays pour se diriger vers les frontières, héritées, conquises, reconquises qui délimitent l’espace territorial d’un État. La frontière borne le « chez soi » d’un État qui recherche la sécurité à l’image de la muraille de Chine dont l’exemple malheureux pour France fut la ligne Maginot. Les frontières ont conduit à la construction de fortifications en bord de mer, aux sommets stratégiques des montagnes, sur des axes de communications. Le nom de Vauban est immédiatement associé à cette politique de défense extérieure… sauf à Marseille où les canons du fort Vauban sont dirigés non pas vers la mer mais vers la ville tant le pouvoir royal se défiait de la population marseillaise ! 

À l’Est, la frontière résonne encore du Traité de Verdun (843) qui scelle le partage de l’Empire de Charlemagne entre la Germanie à l’Est, la France à l’Ouest et au milieu la Lotharingie, bande de territoire de 200 km de large sur 1.500 km , reliant la capitale d’Aix-la-Chapelle au Nord et Rome au Sud. Les clauses du Traité vont délimiter durant plusieurs siècle la frontière Est de la France, dite des quatre rivières, Rhône, Saône, Meuse, Escaut. L’histoire ne restera pas figée à cette ligne de démarcation et la préfiguration définitive de la France sera associée à des frontières dites « naturelles » : le Rhin, les Alpes, la Méditerranée, les Pyrénées, l’Atlantique, la Manche, la mer du Nord. Danton déclare en 1793 au lendemain de l’annexion de la Belgique : « Les limites de la France sont marquées par la nature. Nous les atteindrons dans leurs quatre points : à l’Océan, au Rhin, aux Alpes, aux Pyrénées ». 

Les annexions successives, souvent par la force, ont fait de la France sans doute le pays aux cultures les plus disparates de l’Europe de l’Ouest, disparités qui perdurent encore aujourd’hui comme le souligne Jean-Pierre Escaffre et Raphaël Favier dans leur essai politique « La France se délite : Réagissons » : un Marseillais, un Alsacien, un Basque, un Breton ne pensent pas de la même manière. Les auteurs comparent les trois pays qui ont largement façonné l’Europe puis le monde : la Grande Bretagne, la France, l’Allemagne qui sont dans des situations différentes. La Grande Bretagne a une vision insulaire indépendante (le Brexit nous le rappelle) mais qui l’oblige à commercer avec le reste du monde, ce qui crée son unité culturelle originale. Son souci est d’éviter la création d’un bloc continental, en particulier entre la France et l’Allemagne. L’Allemagne, depuis le Saint Empire Germanique connaît une grande homogénéité culturelle et assoit sa puissance sur ses marchés géographiques, conduisant à la vassalisation des pays ou régions périphériques (« l’espace vital ») La France, où les diversités culturelles sont les plus grandes, s’est trouvée dans la nécessité de forger un État fortement centralisé comme moyen d’unité nationale. Les principes républicains suite à la Révolution ont permis d’affermir cette unité en popularisant le principe de l’égalité de tous les citoyens quelle que soit leur origine et le principe de laïcité, la religion étant reléguée à la sphère privée. La géostratégie de la France est caractérisée par une méfiance de son puissant voisin, d’où une diplomatie active vers les pays de l’Est, dont la Russie.

Une singularité

Cette rivalité entre les trois pays demeure encore aujourd’hui et il serait stupide de penser que la création de l’Union européenne aurait gommé ces tendances séculaires. L’Histoire n’est pas close. Par sa géographie et son histoire, la singularité de la France est donc marquée du sceau de la diversité et son unité est avant tout politique, inspirée par les idéaux de la Révolution, égalité des droits et laïcité, mis en œuvre après la seconde guerre mondiale par le programme du Conseil National de la Résistance. Cette singularité est combattue par nos voisins. En 2000, la Grande Bretagne et l’Allemagne font passer la Charte des droits fondamentaux qui condamne toute forme de discrimination d’ordre linguistique, ethnique et religieuse. Cette charte vise en premier lieu la France, sa laïcité, son principe d’égalité républicain. 

De manière plus immédiate, la France est l’incarnation de la résistance au monde néolibéral anglo-saxon de la finance incarné sur le continent européen par la construction juridique de l’Union européenne. Il en ressort pour paraphraser le titre de l’ouvrage de Philippe Pujol (décrivant le système municipal de la ville de Marseille), l’émergence de La Fabrique du Monstre, incarné au niveau national par Emmanuel Macron, qui met en œuvre par un ensemble de ministres, tous issus du sérail socialiste, une politique systématique pour instruire la misère en France (baisse des APL, sanctions toujours plus dures pour les gens privés de travail, accueil indigne des migrants, etc.), détruire le système hospitalier public au profit du privé, saborder les bases juridiques du droit du travail, privatiser les moyens de transports ferroviaires et les aéroports,  adopter des lois de plus en plus répressives et des politiques de maintien de l’ordre de plus en plus brutales. La réponse populaire qui est apportée depuis un an (Gilets jaunes) et la résistance à la réforme des retraites s’inscrivent dans cette précieuse singularité française que nous aurions bien tort de sous-estimer.

Références

– Fernand Braudel L’Identité de la France, Ed. Arthaud-Flammarion. (1981)

– Jean-Pierre Escaffre et Raphaël Favier La France se délite : réagissons. Ed. HD Essais. (2017)

– Hervé Le Bras et Emmanuel Todd L’invention de la France, Ed. Gallimard, NRF Essais.

(1981)

– Jules Michelet Histoire de la France, 17 vol.  (1833 – 1867)

– Philippe Pujol La Fabrique du Monstre, Ed. Points (Poche). (2017)

Illustration : France du labeur de P. Hamon, bloesien, escrivain du roy et secrétaire de sa chambre ; 1568 (gallica.bnf.fr)

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