Tapage 43

La fourche ou la binette ?

La capacité des paysans (1) à être en lutte n’est plus à démontrer. À l’échelle française, l’histoire agricole est en grande partie une histoire de luttes paysannes.

Rebellions contre les seigneurs dans la société médiévale, contre la noblesse dans la société moderne et contre les capitalismes industriels ou financiers à notre époque constituent le mode d’expression d’un groupe social en position de dominés.

Concrètement, cela se traduit par des actions violentes : autrefois les châteaux assiégés et brûlés, aujourd’hui les tonnes de purin déversées devant les préfectures, les bâtiments de la « malbouffe » et les élevages gigantesques mis à mal. Cette capacité à « sortir la fourche » (image un peu désuète mais parlante) a fait dire à des sociologues que le paysan se différencie des autres classes sociales par sa nature rebelle, révoltée, résistante. Dans leur très longue histoire et à l’échelle mondiale, les paysanneries se sont heurtées, et se heurtent encore, à des classes dominantes – seigneuries, aristocraties, notabilités, chefferies, marchands – qui prélèvent ses forces de travail, ses surplus de production et ses terres dans le cadre de rapports sociaux inégalitaires. À cela s’ajoutent les innombrables conflits internes aux paysanneries elles-mêmes liés à l’accès au foncier, à l’eau ou au marché.
À l’opposé de ces comportements, il a pu se développer en certaines régions du monde et à certaines époques, des traitements plus apaisés des tensions ou des conflits sociaux. Ce phénomène est particulièrement visible de nos jours avec les moyens de résistances pacifiques que sont les circuits-courts, les formes collectives de travailler ou de posséder la terre, l’émergence de façon de produire moins dommageable pour l’environnement. Ces actions visent, entre autres, à s’opposer à un modèle agricole productiviste dominant. Ce sont alors des « luttes par l’exemple » mises en œuvre par les paysans et exercées à petite échelle. Leur but est de démontrer qu’il est possible de produire autrement en agissant localement et d’escompter une itération de ces expériences. Au-delà d’un certain seuil de « contagion », les pratiques et les idées défendues par ces modèles alternatifs acquerraient le statut de norme et participeraient d’un changement radical de notre façon de voir et de faire l’agriculture. C’est ici le modèle d’une lutte « par la binette » qui prévaut, instrument tourné vers le sol, moins piquant que la fourche, mais plus répétitif.

Luttes collectives

Difficile d’affirmer qui, de la fourche ou de la binette, est le moyen de lutte le plus approprié. L’histoire nous montre que les deux ont permis des avancées sociales importantes. Les luttes par les fourches ont nourri bien des changements de société, notamment celui de la Révolution française qui, par ricochet, a rebâti la société rurale du XIXe siècle. Plus récemment, les luttes par la binette ont nourri les prises de conscience des méfaits du productivisme et de l’industrialisation d’une agriculture contemporaine déconnectée de la réalité du milieu naturel dans lequel elle s’exerce.
Par contre, nous pouvons affirmer sans l’ombre d’un doute que toute lutte paysanne qui n’est pas relayée par une dynamique collective est perdue d’avance. Revenons à la question de la « contagion des idées ». L’anthropologue Sperber (1996), qui a forgé ce concept, nous fournit une piste de réflexion intéressante pour comprendre le processus d’extension des « bonnes » idées. Dans sa théorie de la culture, il souligne que dans n’importe quel groupe social nous trouvons des individus qui ont dans leur cerveau des millions d’idées, de croyances, ou d’attitudes qu’on peut appeler des représentations mentales. Certaines d’entre elles vont être communiquées à autrui, d’autres pas. Parmi celles qui sont communiquées, un petit nombre sera transmis à plusieurs reprises de manière à être largement distribué au sein du groupe et au-delà. Pour Sperber, ces représentations mentales qui sont très largement partagées deviennent des représentations culturelles.

Donner du sens à l’agriculture

Appliquées au contexte des luttes sociales, nous pouvons affirmer que l’enjeu de ces dernières est surtout, au-delà de revendications catégorielles, c’est-à-dire internes au groupe social des agriculteurs, des luttes pour la construction du sens donné à l’agriculture au sein de la société tout entière. L’objectif est qu’une nouvelle représentation culturelle de l’agriculture par les populations devienne en quelque sorte la norme, entendue comme croyance partagée, en lieu et place de croyances individuelles ou personnelles disparates et souvent non communicables, entre les agriculteurs et les non-agriculteurs.
La fourche et la binette doivent donc s’inviter dans les débats politiques et citoyens et ne pas se limiter à des enjeux internes à la profession agricole. Nous avons vu par le passé comment le déversement de tonnes de choux-fleurs sur la chaussée était sans doute un mode d’action légitime pour certains agriculteurs, mais était perçu comme un gaspillage inutile par les populations. De même, des pratiques agricoles respectueuses de l’environnement menées à l’échelle de l’exploitation peuvent avoir des effets bénéfiques pour l’agriculteur lui-même, en donnant du sens et du plaisir à son travail, mais rester des pratiques marginales, car pas assez connues des consommateurs.
Les luttes nourrissent les débats politiques et obligent à des prises de position responsables. Dans le cas de l’agriculture, la longue pratique de la cogestion entre gens de la profession et gens des gouvernements n’a pas donné d’autres résultats que la baisse continue du nombre d’agriculteurs, la détérioration des ressources (sols, eau, paysages), la désertification des campagnes. Quelles que soient leurs modalités, les luttes paysannes ont trouvé des débouchés lorsqu’elles ont été accompagnées de changements radicaux de société. Aujourd’hui, ceux-ci peuvent se traduire de la manière suivante : des prix justes pour le producteur et pour le consommateur, l’accès protégé à des ressources de qualité, une redéfinition du rôle des campagnes dans nos sociétés. Il reste à choisir et à (re)construire les structures politiques aptes à porter des projets, il est vrai, foncièrement contradictoires avec le capitalisme.

En savoir plus :
– Sperber D., 1996. La contagion des idées, Paris, Odile Jacob.
– Tchayanov A.V., 1990 [1925]. L’organisation de l’économie paysanne, Paris, Librairie du Regard.

Note :
(1) J’utilise le mot « paysan » dans un sens économique, me référant en ceci au travail ancien, mais toujours d’actualité, de Tchayanov (1990). Selon cet auteur, l’économie paysanne repose sur une organisation du travail adaptée à la reproduction de l’exploitation plutôt qu’à l’augmentation du capital ou de la propriété foncière. En cela, à la différence de l’entreprise agricole, la ferme paysanne serait « a-capitaliste ».